Tuesday, January 8, 2013

CONTRIBUTION A LA CREATION NUMERISABLE

Proposition du SNAC exprimée le 23 Novembre 1912 devant la Mission Lescure


Introduction

     Je commencerai par une petite devinette: Vous savez qu'Apple commercialise depuis quelques années déjà un iPod de 160 Go, n'est-ce pas ? A votre avis, combien de morceaux de musique peut-on y mettre, à raison de de 4 Mo en moyenne par morceau ? 40.000, c'est bien cela oui. Autrement dit, à raison d'1 euro la chanson, il faudrait … 40.000 euros pour le remplir de musique légalement acquise ! "Oui mais, me rétorquerez-vous, on ne met pas que de la musique dans un iPod: il y a aussi la photo, la video, cette dernière bien plus gourmande en mémoire." Ce à quoi je vous réponds: certes, mais allez voir le site Apple même, et vous découvrirez que la page consacrée à cet iPod depuis des mois fait ses gros titres sur la musique, et non la video: "Your top 40.000" (sic). Si ce n'est pas, à défaut d'une involontaire incitation à la spoliation, tout au moins une dévalorisation explicite de ce qu'est la musique (ce ne sont plus depuis longtemps des oeuvres, mais des "tunes" dont on remplit les iPods par dizaines de milliers), je ne sais plus ce qu'incitation et dévalorisation veulent dire.

     Mesdames, Messieurs, nous vous proposons l'idée d'une Contribution à la Création Numérisable.


Ce dont il ne s'agit pas

     Il ne s'agit pas d'une taxe (gérée par l'Etat), mais d'une redevance, gérée par la Gestion Collective, car seul les créateurs, cibles de nos débats, sont en droit d'en superviser la répartition.

     Elle ne se substitue ni à la Copie Privée, ni à l'offre légale, mais s'y ajoute délibérément, en pré-emptant toute évolution technologique imaginable, susceptible peut-être un jour de se débarrasser des notions même de copie ou de transaction marchande.

     Elle ne s'identifie pas à la Licence Globale, elle la dépasse tant dans son périmètre (il ne s'agit pas que des FAIs) que dans son fondement (il ne s'agit pas de légaliser les échanges dits 'non-marchands').


Constats

     1er constat: mon métier de compositeur électronique, féru de machines numériques bien avant l'avènement de la micro-informatique grand public (et du CD, et du sampling, et de l'internet), m'a, depuis les premiers jours sensibilisé sur l'extraordinaire fragilisation et vulnérabilité de la création face aux promesses de ces machines, au potentiel pourtant bien modeste par rapport aux capacités d'aujourd'hui; dès lors que d'une simple pression sur un bouton de mon Synclavier, je pouvais dupliquer à l'identique une séquence de notes (je parle d'une période avant l'échantillonage), mon sentiment très net était un peu comme si le numérique possédait dans ses gènes, la faculté de brouiller tout concept quel qu'il soit, et de favoriser, par voie de conséquence, la spoliation morale comme patrimoniale, volontaire ou non, consentie ou non, négociée ou non, mais spoliation tout de même de toute création à venir.

     2ème, en aboutissement du 1er: Dès son avènement, la numérisation des supports a semblé révolutioner bien des définitions, telle que celle de la copie (en tout point identique à l'original comme je viens de le dire), puis plus tard la diffusion (hébergeur/radio), la localisation (mail/cloud), favorisant bon gré mal gré, et de part sa nature même, la propagation des oeuvres numérisables (les MTP tels que DRM n'ont été conçus qu'après, pour tenter d'endiguer un phénomène inhérent à la nature même de la circulation numérique des oeuvres).

     3ème: Bien malin qui peut prédire ce que l'augmentation des débits, des capacités de mémoire, des vitesses de calcul, de la miniaturisation et autres avancées insoupçonnées de nos jours, peuvent engendrer de remises en question des pratiques existantes, englobant un peu plus chaque jour dans la sphère du numérisable, des pans entiers de la création, et peut-être même un jour des objets physiques, bref toutes choses que la simple idée qu'elles puissent se réaliser un jour faisait sourire tout le monde tel l'imprimante 3D aujourd'hui (souvenez-vous du modem 300 baud) ...

     4ème: Cette mission n'est pas la première à se pencher sur la succession des souffrances sous les coups de boutoir de l'évolution technologique, souffrances en quête d'un remède dont ce n'est faire injure à personne que de constater qu'il a toujours un temps de retard, qu'il est souvent incompris, pas toujours adapté, aux résultats toujours discutés.

     5ème: La création numérisable, inexorablement mise à mal par pans entiers successifs, est pourtant la base d'une véritable industrie culturelle (industrie car pourvoyeuse d'emplois, non-délocalisables de surcroît, quelque soit le pays) sur le dos de laquelle l'industrie numérique continue à bâtir sa fortune, à en juger par les dividendes grassement distribuées.


Ce dont il s'agit

     C'est que nous ne pouvons plus faire l'économie d'une décision drastique qui sache s'affranchir définitivement des incessantes piques qu'une évolution technologique savamment dosée et entretenue nous concocte, à raison de bonds devant se traduire en "gains de productivité" tous les six à huit mois, dans le souci à peine voilé de confiner tous nos efforts législatifs dans la vaine cohorte des obsolescences programmées.

     Il s'agit d'aborder, dans un volontarisme décomplexé, une entrepise ambitieuse, dont la vocation est de se placer résolument en amont de toute évolution technologique, par le biais d'une nouvelle base juridique, d'une nouvelle qualification juridique restant à préciser, mais dont le postulat pourrait se résumer, si vous le permettez, un peu sur le mode de l'article 1382 du Code Civil, dont l'étudiant en droit que je fus se souvient de l'énnoncé: "Tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à la réparer".

     C'est ainsi que nous nous estimons en droit de suggérer que "L'activité d'une entreprise numérique, quelle qu'elle soit, étant fondamentalement susceptible de contrevenir à l'exercice d'un droit exclusif tant sur le plan moral que patrimonial, en favorisant d'une manière ou d'une autre le libre accès des oeuvres de l'esprit au public, oblige cette entreprise à contribuer à leur création dans la mesure de ses moyens." Vous le trouverez sans doute un peu naïf, maladroit, extrême, voire prétentieux, mais cet énoncé dit assez clairement l'objet de nos voeux, dont la formulation et les contours économiques et juridiques restent bien évidemment à préciser.

     Il s'agit de mettre un terme aux petits arrangements que chaque agent de la prétendue filière tente de négocier avec le rouleau compresseur du numérique, petite hausse par ci, petite baisse par là.

     Il s'agit de retrouver les valeurs de la création, d'endiguer la surenchère sur de prétendus nouveaux modèles économiques qui, syndrome Titanic ambiant, privilégient le culte du chacun pour soi, et font la part belle au malin plutôt qu'au talent: savoir créer du buzz, se faire des millions d'amis facebook, engager des productions participatives, des créations participatives; toutes sortes de choses fort utiles au demeurant, et originales certes, mais dont la non-maîtrise par les moins 'techniciens' d'entre nous - et pourtant pas nécéssairement les moins talentueux - ne devrait pas condamner à une mort certaine, pour peu que la juste rétribution de leur travail leur soit garantie, et c'est possible.

     Il s'agit d'une énorme entreprise, nous en sommes conscients, mais dont la finalité est de donner naissance à un principe simple, claire, opposable à tous et engageant pour tous, transposable en Europe et dans le monde, car ayant comme souci principal de pré-empter toute évolution technologique imaginable en disant clairement les choses: sur cette planète, le numérique crée, de part sa nature même, des spoliés (par milliers nous le savons), des spoliateurs (par millions nous le savons), et ... ceux qui profitent de cette spoliation, et dont les succès nous fascinent plus qu'ils nous interrogent. Ces derniers ne sont qu'une poignée en regard des deux premiers, mais jusqu'ici dotés des moyens que nous savons tous gigantesques, capables de les soustraire à toute responsabilité véritable. A terme, il y a peut-être le vide, pour avoir scié la branche sur laquelle nous reposions tous.

     Sans donner plus longtemps dans un catastrophisme apocalyptique, il s'agit de réduire le déséquilibre entre deux industries nécéssaires l'une à l'autre, en obligeant, par la loi, celle dont le développement a semblé jusqu'ici ne pouvoir se faire qu'au détriment de l'autre, à aider l'autre, ne serait-ce que pour sa propre survie à terme.


Conclusions

     Vous comprendrez que la perception et la gestion de cette rémunération ne puisse se passer de la Gestion Collective, bien au contraire.

     Il s'agit d'obtenir une perception substantielle qui, en supplément de l'offre légale et de la perception pour copie privée, doit permettre à la Création Numérisable simplement de vivre de son métier, la musique, l'audio-visuel, le cinema, la photo, le livre, la presse, le logiciel, sans préjugé des futurs secteurs qui tomberont à leur tour dans la sphère.

     La répartition de cette contribution devant se faire à hauteur du préjudice déjà subi, il ne peut être contesté que la musique, secteur de toute évidence le plus touché, en soit le principal bénéficiaire.

     Nous visons une contribution substantielle, mais pour autant largement supportable parceque répartie sur l'ensemble de l'industrie numérique: des fabricants informatiques, à de certains réseaux sociaux, en passant par les FAIs et autres moteurs de recherche à puissance quasi-étatique.

     Comment s'y prendre ? Nous ne saurions donner ici le detail exhaustif des procédures à adapter, de toute évidence, à chacune des branches de cette industrie numérique, nous n'en aurions ni le temps, ni les moyens, ni l'expertise. Il s'agit cependant d'admettre ici que l'idée d'une telle loi puisse être reçue dans son principe, avant que tous les moyens nécéssaires à son application soient réunis, à défaut de quoi nous nous condamnerions, une fois de plus, à l'immobilisme coupable, en matière de rémunération de la Création Numérisable.

     Si, par bonheur, il arrivait que cette idée puisse receuillir la faveur de votre mission, nous nous rendrions naturellement corvéables à merci pour en étudier avec vous les modalités. Je vous remercie.


     Wally Badarou, Puteaux, 23.11.2012